Alors qu’à Paris, le théâtre du Châtelet ouvre ses portes au festival No Format, PAM revient aujourd’hui sur l’histoire de ce label passé maître dans l’art de ciseler des bijoux musicaux. L’Afrique y a la part belle, puisqu’elle accompagne depuis ses débuts cette inclassable aventure. Petit coup d’œil dans le rétro, avec les lumières du fondateur du label : Laurent Bizot.
Tout doucement, sans faire de bruit – mais de la musique, le label fondé en 2004 par Laurent Bizot a installé sa patte. Une patte de velours, tant le travail abattu depuis douze ans se fait, sans esbroufe ni effet de manche, mais dans une patiente et constante ambition : défendre des projets inclassables et libres… des œuvres No Format.
Laurent Bizot, juriste chez Universal Jazz, avait bien vu comment le marketing, s’imposant chaque jour un peu plus dans la réflexion des maisons de disques, influait in fine sur la création elle-même. Il fallait mesurer les risques, être sûr de vendre, et donc… formater. Pourtant, on le sait : la magie ne se formate jamais, au risque de la tuer. Il imagine alors un label modeste au sein d’Universal, qui aurait de petits budgets, mais une immense liberté. Il lance ses premiers projets, mais les restructurations dans la maison de disque le poussent à partir pour monter NØ Format comme un label indépendant (distribué par Universal).
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Naissance d’un label
L’accouchement se fait en 2004, et ce sont des triplés : trois albums inclassables, dont une merveilleuse fête musicale où sont réunis le Camerounais Richard Bona, le Congolais Lokua Kanza et le Français Gerald Toto.
Toto Bonua Lokua, le trio sonne bien, et pas seulement pour un nom de disque. A Paris, l’album fut enregistré en trois jours au studio Kalm, qui, avec ses murs tapissés d’instruments, avait des airs de salle de jeux dans laquelle une bande de gamins facétieux se serait enfermée. Leur complicité est d’ailleurs au centre de ce disque aussi ludique que magnifique, où se déploient trois voix filles de la Douceur.
« J’avais adoré le disque Circle Songs de Bobby Mc Ferrin, raconte Laurent Bizot, un album où les voix a capella se superposent comme des nappes… c’était un peu la référence, mais l’idée c’était surtout de leur proposer un truc a cappella, pas de chansons trop écrites, quelque chose de très improvisé, bref … une récréation. »
Une récréation comme on aimerait en entendre plus souvent (écoutez ici, à la suite du titre Lisanga, la plage fantôme délirante qui concluait le disque)! Dans ce trio, pas de leader, mais trois musiciens à la fois chanteurs, compositeurs et réalisateurs, qui tour à tour apportent leurs mélodies et les animent grâce au talent des autres. Avec, dans le cas de ces trois là, l’Afrique pour dénominateur commun (Gérald Toto est pétri de culture antillaise).
« Il y a cette idée de créolisation, de travailler sur la relation entre deux choses différentes, sur leur frottement. Quand on les frotte, quelle réaction chimique ça produit ? »
L’Afrique, No Format l’a donc épousée dès ses premiers disques, et ne l’oubliera plus jamais.
Comme sur Toto Lokua Bona (coup d’essai et de maître à la fois), c’est bien cet esprit de rencontre qui va faire la marque de No Format. « Il y a cette idée de créolisation, de travailler sur la relation entre deux choses différentes, sur leur frottement. Quand on les frotte, quelle réaction chimique ça produit ? » explique Laurent Bizot, assumant le côté expérimental de cette aventure (à laquelle contribue depuis 2007 Thibault Müllings).
Ovnis discographiques
C’est ainsi qu’en matière de chimie et d’alchimie, la sénégalaise Julia Sarr flirte avec la guitare flamenco de Patrice Larose, et à l’occasion dialogue avec Youssou N’dour (écoutez ici Set Luna Djamonodji). Ou encore la Malienne Mamani Keita qui projette les couleurs de sa voix sur les murs peints par l’excellent Nicolas Repac (écoutez ici Djama Nyemao). Sans oublier le duo balafon-vibraphone que forment Lanciné Kouyaté et David Neerman (écoutez ici Djanfa magni, extrait de leur premier album Kangaba).
Et l’on pourrait aussi ajouter le rappeur Rocé, ou la canadienne Melissa Laveaux dont les textes sombres, en anglais, en français ou en créole (elle est originaire d’Haïti) s’épanouissent dans une voix drapée d’un voile mystérieux.
Bref, vous l’aurez compris, No Format produit des pièces uniques, et s’intéresse à faire naître des projets singuliers bien plus qu’à signer nécessairement plusieurs albums avec les mêmes artistes (ce qui est souvent l’usage). Au bout de douze ans, cela donne une collection de disques (une trentaine) patiemment accouchés, réunis par leur originalité. Le tout, servi par une identité graphique très personnelle mise au point par Jérôme Witz, dans laquelle se fondent les graphistes qui dessinent les pochettes.
Sous l’empire du Mali
Une autre de ces rencontres mérite d’être contée, tout aussi emblématique. Elle dit aussi tout l’attachement de Laurent Bizot et de No Format à l’Afrique, et singulièrement au Mali.
Chez Universal jazz, son patron et mentor Daniel Richard lui avait raconté l’aventure de Sarala, le fabuleux disque qui associait le jazzman Hank Jones à une pléïade d’étoiles de la musique malienne, sous la baguette de Cheikh Tidiane Seck (1995). Et puis bien sûr, Laurent avait travaillé très étroitement avec Salif Keita, à l’époque de sa résurrection internationale et de l’album Moffou (2002). Mamani Keita, qui fût autrefois une des choristes de Salif sera la première Malienne à enregistrer pour le label.
Moins d’un an plus tard, le griot-koraïste Ballaké Sissoko aborde le violoncelliste Vincent Ségal à la fin d’un concert de Bum Cello. Ils commencent à jouer ensemble à leurs heures perdues, les dimanches en organisant des pique-niques avec leurs enfants, bref, ils jouent pour le plaisir et développent une véritable amitié, et surtout, une respiration commune.
C’est donc sans se presser, sans rien forcer, qu’ils finiront par envisager un concert, après deux ans de conversation musicale quasi clandestine. Corinne Serres, qui fait alors tourner la plupart des artistes du label Bleu, organise cette première, et en fait écouter quelques extraits à Laurent Bizot. Le concert suivant est prévu à Bamako, où les deux compères comptent également enregistrer un disque. Le producteur saute dans un avion, et assiste au concert comme à l’enregistrement (qui se tient justement dans le studio Moffou de Salif Keita). En trois nuits, tous les titres de l’album Chamber Music sont mis en boîte. Le temps pour Laurent Bizot de comprendre la manière dont Vincent Ségal travaille en studio. Les morceaux sont enregistrés en condition live, avec une subtile dose de préparation et d’impréparation. La préparation, c’est tout le travail de maturation des morceaux joués ensemble. Pas « répétés », mais joués. C’est aussi la réflexion sur la couleur et le son que devrait avoir leur disque : fidèle aux deux musiciens, et surtout, fidèle … à la musique. L’impréparation, c’est la place laissée à l’instant, à la surprise, à la magie de la redécouverte permanente l’un de l’autre. Le disque, majestueusement intimiste, signera le plus beau succès de No Format – à ce jour inégalé (100.000 disques vendus, dont la moitié en France). Une anti-production hollywoodienne, sans Pro Tools ni trompettes.
Avec cette manière d’aborder les enregistrements, Vincent Ségal réalisera l’album solo de son ami Ballaké (At Peace, NØF 21). Et puis, les histoires de label accouchant aussi d’histoires de famille, Lansiné Kouyaté rejoindra le duo pour accompagner, avec Badjé Tounkara au ngoni, le chant du doyen Kassé Mady Diabaté. Ballaké l’avait invité à la nuit des griots, mémorable concert organisé par le festival d’Ile de France en septembre 2013.
Laurent Bizot aimait la voix de Diabaté, d’après lui pas assez mise en valeur dans des disques très produits, où la débauche d’instruments avait tendance à en faire oublier le grain si particulier. Ils enregistrent donc à l’été 2014, dans un studio situé en pleine campagne charentaise. L’idée : reconstituer l’ambiance d’une cour commune où de vieux amis seraient réunis. Le mot d’ordre : éviter même de dire à Kassé Mady que l’enregistrement a commencé, et le laisser chanter avec toute sa spontanéité et son naturel. On entend d’ailleurs des traces de cette ambiance dans le début de Sadjo, classique malien qui raconte les amours d’une jeune fille et d’un hippopotame, que la méchanceté des hommes rend impossible (écoutez ici Sadjo).
Kiriké est sans aucun doute un des plus beaux hommages à cette voix, et à la grande musique mandingue. « Si ces mélodies ont survécu depuis le 13ème siècle, c’est qu’il y a en elles une puissance intrinsèque. On n’a pas forcément besoin de réinventer la poudre, mais au contraire de les entendre dans leur plus simple appareil ». Ce « plus simple appareil » dont parle Laurent Bizot, il vaut pour bon nombre des disques qu’il a produits, dont beaucoup tendent vers des formes épurées (Ala.Ni, Blick Bassy ou le pianiste Koki Nakano l’illustrent chacun à leur manière). Avec le recul, Le producteur confesse sa fascination pour les instrumentistes, souvent mis à l’honneur dans les disques de jazz ou de classique, mais plus rarement ailleurs. No Format leur donne toute la place qu’ils méritent, sans oublier ceux qui ont la voix pour instrument (comme Ala.Ni ou Blick Bassy).
Un label participatif ?
Voilà pourquoi certains ont souscrit à la formule originale que propose le label : un abonnement à l’année pour tous ceux qui lui font confiance et qui, les yeux fermés, gardent les oreilles grandes ouvertes ! C’est aussi cet esprit que les artistes (dont la diva Oumou Sangaré) feront planer au dessus des spectateurs lors du festival qu’organise le label. Cette année, il se déroule au Théâtre du Châtelet. Vendredi 21 & 22 octobre prochains. Assurément, deux soirées où la musique ne se laissera pas formater… ni la magie enfermer.
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Crédits photo : No Format / le jazzophone.com / Le Monde